Une Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud
« Prodigieuse autobiographie psychologique écrite dans cette prose de diamant qui est la propriété exclusive de son auteur » déclarait Verlaine à propos du recueil d’Arthur Rimbaud, son ami intime. Le 10 juillet 1873, Verlaine, enivré par l’alcool, blesse Rimbaud d’un coup de pistolet en raison de l’annonce de son départ proche. Le jeune poète s’enfuira. Il rejoindra la ferme familiale de Roche et, suite à cette tourmente, cette crise, reprendra ses brouillons : Le livre Païen ou Le Livre Nègre. C’est alors que naît Une Saison en Enfer. Rimbaud n’a alors que 19 ans. Cet ouvrage est pourtant le premier publié, les autres recueils le seront bien plus tard, bien que les textes eussent été écrits avant Une Saison en Enfer. Ce recueil marque un tournant dans la littérature française. Œuvre à la fois théorique et novatrice, Rimbaud y crie ses échecs, ses envies, ses désirs et surtout sa désillusion quant à la poésie. Il ne peut « voler le feu » à Prométhée, s’emparer de la connaissance et de la vérité. Il s’attelle alors à une tâche que son prédécesseur Charles Baudelaire désirait :
Au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau !
Rimbaud entreprend une révolution : développer un nouveau type de poésie. Une poésie autobiographique et personnelle, engagée et enflammée. Une poésie qui tente de rejoindre la Beauté (au sens Baudelairien du terme) ou, au contraire, de s’en éloigner le plus.
Arthur Rimbaud réussira dans ces 9 textes en prose à mêler les deux missions qu’il donne à la poésie, à trouver le compromis entre moral et révolte, entre Beauté et Laideur.
« Je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné »
Dès les premières phrases, évoquant le souvenir d’un festin révolu, Rimbaud introduit dans la poésie une nouvelle dimension : l’autobiographie. Le jeune poète y raconte ses « Délires », son projet. Il y évoque implicitement ses déboires avec Verlaine (« le dernier couac »), l’œuvre ne suggère que l’auteur ; il écrit ses tourments et ses souffrances, sa perte de confiance dans l’humanité (« Je parvins à faire s’évanouir de mon esprit toute l’espérance humaine »). La présence constante de la première personne du singulier, la dimension orale de l’écriture, et les adresses directes aux lecteurs transforment Une Saison en Enfer en confessions. Rimbaud s’y livre, entier. Il utilise le lecteur comme dépositaire de ses troubles, l’interpelle pour lui confier son nouveau projet. Il s’attache à décrire ses hallucinations (« Ainsi, j’ai aimé un porc »), s’approchant de cette façon du surréalisme du XXe siècle. André Breton (« fondateur » du mouvement surréaliste) trouvera en Rimbaud un initiateur de ce mouvement.
Le recueil devient alors un tournant dans la littérature française. Il n’est pas que une œuvre fermée de poésie, visant « l’art pour l’art » comme Théophile Gautier le désirait. La poésie Rimbaldienne est un exutoire, un traité théorique, et une œuvre d’art, avant tout, où le style porte les idées nouvelles. C’est encore Verlaine qui résume le mieux le mélange des genres opérés par Rimbaud :
« Prodigieuse autobiographie psychologique écrite dans cette prose de diamant qui est la propriété exclusive de son auteur »
« Il faut être absolument moderne »
Le prologue de l’œuvre annonce clairement le projet : se démarquer du passé (« ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient ») et aller vers le nouveau (« j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit »). Une Saison en Enfer est donc un acte de recherche. Il s’adresse à Satan, et ainsi montre un désir imparable de négation des valeurs, de la morale. Il rejette loin les conventions, le classicisme. Cette révolte est d’abord formelle. Il utilise une prose simple, loin des structures complexes. Le style est sec et les exclamations pleuvent, exclamations entre lesquelles se mêlent des apostrophes. À cette écriture chaotique s’ajoute les fracas des plusieurs voix intérieures. Les poèmes sont des dialogues internes. L’auteur utilise la première personne du singulier. Pourtant « Je est un autre » comme il l’écrira dans sa correspondance. Rimbaud est perdu, il ne sait pas qui il est, ce qu’il doit et peut faire. Une Saison en Enfer est donc un livre d’hésitations. Rimbaud est en effet à un tournant de sa vie, il a 19 ans. Il n’était pas sérieux à 17 ans. Quelle solution ? Poursuivre dans cette voie, ou se ranger : devenir adulte et responsable ?
La forme est à l’image de ce dilemme. Derrière les aspects rigoristes de l’organisation des poèmes (un prologue, un épilogue et trois grands ensembles) se cache d’abord un jeu d’échos entre les textes (« L’impossible » continue les « Délires », « L’éclair » répond à « Mauvais sang » et « Matin » correspond au contrepoint de « Nuit de l’Enfer »). Mais, pour restituer cette lutte intérieure, la langue joue le rôle majeur (au niveau de la forme, en tout cas). Le recueil est composé comme un carnet de note, une ébauche, la grammaire et la syntaxe sont bafoués, les phrases sont inachevées et l’absence de verbe, les tournures elliptiques, les allusions au langage populaire ajoutent à cela une dimension de combat. Entre les mots. Entre les plusieurs Rimbaud.
En ce qui concerne la langue en elle-même, les sonorités apparaissent très dures et contribuent à donner ce côté saccadé. Par exemple, dans « Mauvais Sang » :
Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels coeurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? - Dans quel sans marcher ?
Les cris et les exclamations, les dialogues et les questions rappellent clairement le langage parlé. Rimbaud est en cela novateur, avant même Céline qui fera de ce langage parlé sa « marque de fabrique », son authenticité. À la différence que Rimbaud, ici, semble s’adresser à lui-même.
La forme, la structure du recueil est déjà le reflet du projet de l’auteur. Il renouvelle, innove, réinvente même la poésie, par sa prose saccadée et chaotique. Une Saison en Enfer n’est qu’un flot de mots, en apparence sans contrôle. Mais ce déluge est au service d’un fond tout aussi novateur et inventif.
« Je me crois en enfer, donc j’y suis »
D’abord, le contexte de l’écriture est assez spécial. Après « [s’être] trouvé sur le point de faire le dernier couac ! », Rimbaud se réfugie. Il est en proie à une vive agitation, une souffrance ardente. Le triste événement entre le poète et Verlaine constitue un véritable échec dans la vie de l’auteur. « L’amour est à réinventer ». Ici aussi il est en proie au doute, entre la vie rangé d’adulte et la vie d’éternel adolescent, entre la débauche qu’il a connu et la folie, dans le dérèglement le plus total. Cette débauche exprimée notamment dans « Nuit de l’enfer », il a « avalé une fameuse gorgée de poison ». Mais la débauche n’est en fait qu’un moyen de « s’enivrer », comme l’exprime Baudelaire. Il réside toujours dans la poésie de Rimbaud, malgré les évolutions et le dilemme, la dimension supérieure ; le poète recherche toujours l’absolu. Il s’estime trop jeune pour renoncer à la quête de l’absolu, à la découverte de l’inconnu. Il est obligé d’aller vers ce nouveau, grâce notamment à l’acquis. On trouve d’ailleurs dans la seconde partie de « Délires », des extraits de poèmes versifiés, entre lesquels se glissent des explications en prose. Il conte son évolution. La recherche de la beauté avec les vers, le glissement vers la prose. Il conclut d’ailleurs par « Je sais aujourd’hui saluer la beauté », constat de sa mutation. Bien sûr, Rimbaud persiste dans la lignée symboliste. Il utilise images, symboles et métaphores pour signifier ses doutes. Une Saison en Enfer est en fait une lutte. Un combat entre Rimbaud et son esprit, entre le poète et les valeurs établies et religieuses (il s’adresse à Satan dans le prologue), entre l’artiste et l’art lui-même. Il tente de réinventer l’art, d’atteindre l’absolu et la Beauté par une nouvelle écriture, de nouveaux thèmes (il n’évoque que sa vie, son projet). Cette lutte s’exprime notamment par la perpétuelle opposition entre le Bien, la Beauté, la Charité et leurs contraires (ces notions étant d’ailleurs proches des valeurs religieuses). Il entame donc un combat, pour aller au-delà du Bien et du Mal. En les opposant, il tente de surpasser ces notions. Il reprend ainsi, en quelque sorte la dualité entre Spleen et Idéal, exprimée par Baudelaire. Il est à la recherche d’une illumination soudaine et violente (« là-bas par delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles… » dans « L’éclair »). Mais cette illumination tarde à venir, ne survient pas. Il est partagé entre l’attente du salut, c’est-à-dire un désespoir proche du spleen, et de formidables élans vers l’idéal.
La notion d’enfer, très présente tout au long du recueil n’est pas sans significations. Elle est la principale opposition des textes. Une dualité entre l’enfer et le paradis, la religion et le péché. La religion aurait pu être la source du salut de Rimbaud, cette âme tourmentée. Mais au contraire, il tient la religion chrétienne pour responsable de sa damnation. Il voit la religion comme cause de ses tourments, de ses souffrances. Elle le rend coupable du péché originel. Et ainsi, par une morale stricte et rude, refuse toute notion de corps. Les désirs charnels sont réprimés. L’individu devient un prisonnier de la morale ! Rimbaud se révolte contre cette vision de l’homme. Il désire « posséder la vérité dans une âme et un corps ». Triste constat, nouveau projet. Il estime d’abord s’être perdu dans une quête poétique insensée. Il rejette la religion et la science, ces sources d’illusions ! Il refuse en fait tout immobilisme. Rimbaud illustre le mouvement perpétuel. Jamais il ne s’arrête sur un fait, sur une œuvre. Il se jette corps et âme dans chaque nouveau projet, pour les surpasser ensuite. Dans cette dernière phrase du recueil, il annonce son projet, sa nouvelle quête : rejoindre l’inconnu d’une vérité faite de matériel et de spirituel. Il vise « L’impossible » ! :
J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous. J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
Je m'évade !
Une Saison en Enfer s’apparente donc à l’œuvre des oppositions, autant en ce qui concerne le fond que la forme. Le recueil du doute et de la lutte, entre une vie passée, un futur rangé ou une révolte créatrice menant vers l’Idéal, un combat pour aller au delà du bien et du mal, une bataille morale.
Entre Avril et Août de 1873, en 5 courts mois, Arthur Rimbaud érige une œuvre majeure de la littérature. Plus qu’un simple recueil, Une Saison en Enfer est un projet, une démonstration. Il y met la forme au service du fond, et le fond sert la cause du nouveau Baudelairien. Ces neuf textes marquent une avancée, comme le passage vers la poésie moderne, en même temps que l’évolution de l’auteur lui-même, qui fuit maintenant l’adolescent débauché et se dirige calmement vers l’âge adulte, du haut de ses 19 ans. Il continuera dans cette recherche perpétuelle, enchaînant ce qu’il considèrera comme des échecs, ce qui le poussera, deux années plus tard, à se taire à jamais. Il n’écrira plus. Il a accompli tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir le salut par la poésie. Si celle-ci n’est pas en mouvement, libre, mêlant corps et âme, amour et haine, si celle-ci ne permet pas de « posséder la vérité dans une âme et un corps », il lui apparaît inutile de persévérer. Son influence sera immense quant à sa postérité. De Bob Dylan à Jim Morrison, des surréalistes à la « beat generation » de Kerouac, cet humble novateur n’a pas fini d’impressionner et de révéler une vérité :
"Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers! - Noël sur la terre!
Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons pas la vie."